Nous nous sommes rencontrées à la conférence de Great Wine Capitals à Bordeaux en 2019 et Caroline a accepté avec plaisir cette interview. Le rendez-vous est aussitôt organisé par Marina qui accompagne Caroline depuis des années.
J’avoue qu’en tant que femme et travaillant dans le vin, Caroline Frey m’a toujours fascinée, intriguée et aussi parfois agacée… comment parvient-elle à gérer l’ensemble des propriétés, conduire les vignobles en biodynamie et dévaler le week-end les flancs de montagnes dans les Alpes? J’étais curieuse de découvrir qui elle est vraiment, quelle sensibilité se cache derrière ses bouteilles et qu’est-ce qui l’anime. C’est autour d’une bouteille de Château La Lagune 2011 et des gougères (un délice pour une bourguignonne), dans un salon chaleureux et intimiste qu’elle a gentiment bien voulu dévoiler quelques-uns de ses secrets et aussi fragilités avec à ses cotés sa fille, Élise.
Je vous laisse découvrir cette interview qui a été à nouveau une belle expérience humaine et qui renforce ma volonté de découvrir les artisans derrière les bouteilles.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours?
Je suis née en Champagne. J’ai grandi à Rilly la Montagne dans une famille où il n’y a pas d’histoire familiale de vignerons mais où on a toujours aimé le vin. Mon père avait une très belle cave de Bordeaux et mon grand-père, lui, n’avait que des vins de la rive gauche! J’ai été bercée avec cette approche plaisir de la dégustation.
Mon père a repris des vignes et a démarré dans le métier du vin, en Champagne il y a 45 ans. En suivant mes passions, je me suis de mon côté naturellement dirigée vers le travail de la terre et de la vigne.
J’ai fait le choix de laisser ma première passion qui était les chevaux pour m’orienter vers les sciences et vie de la terre puis l’œnologie. Le point de départ a été mon amour pour la vigne, la plante et la nature en général. J’ai découvert les secrets et la magie du vin seulement après, lors de cours de dégustation à l’université d’œnologie à Bordeaux.

A quand remontent vos premiers souvenirs de dégustation ?
C’était à un repas de Noël. Je me souviens que mon père avait ouvert un Château Léoville Las Cases et un Château Ducru-Beaucaillou 1989. C’était une de mes premières dégustations comparatives de grands châteaux sur un même millésime. J’ai pris conscience de l’importance du terroir dans l’identité d’un vin. Le contexte du repas de famille et son ambiance mettent toujours dans une humeur favorable à déguster de grands vins et je garde une émotion toute particulière pour le Léoville Las Cases. C’était une belle rencontre. La rencontre avec un grand vin est toujours difficile à mettre en mot elle est de l’autre de l’émotionnel, de l’intimité profonde.
Qu’est-ce que le métier de vigneronne au 21ème siècle?
Mon métier consiste à être dans la vigne pour obtenir les meilleurs raisins. C’est un métier passionnant dans lequel la patience reste la règle. C’est rassurant d’être au rythme de la nature bien que ce ne soit pas toujours facile à intégrer dans la frénésie dans laquelle on vit aujourd’hui. Le travail de la vigne s’inspire beaucoup de ce que faisaient les anciens, et en même temps se préoccupe des générations futures. Il y a la reconnaissance de ce que nous ont laissé nos prédécesseurs et l’envie de transmettre à nos enfants une terre en bonne santé. Les terroirs existaient bien avant nous et continueront d’exister bien après. Cela rend humble et me donne envie d’écrire le mieux possible la petite page que l’on m’a confiée. Aujourd’hui, nous devons révéler l’identité de chaque millésime tout en veillant à préserver la terre pour l’avenir.
Dans mon métier, mon diplôme d’œnologue constitue les bases importantes à maîtriser, tout comme l’on doit maîtriser le solfège quand on pratique un instrument de musique. Je suis convaincue que la connaissance est source de liberté. Une fois la technique parfaitement maîtrisée on peut se concentrer sur l’émotion.
Les études pour ce diplôme m’auront permis également de rencontrer Denis Dubourdieu, une personne qui compte et qui continuera à beaucoup compter pour moi. Une petite voix bienveillante qui est toujours là et m’aide souvent à faire mes choix.
Vous avez eu la responsabilité du Château la Lagune en 2004 alors que vous n’aviez que 26 ans. Quels ont-été les principaux challenges à cette époque ?
Avec le recul, je réalise seulement maintenant les challenges auxquels j’ai fait face en tant que jeune diplômée, jeune femme et fille du propriétaire. Tous ces éléments auraient pu venir fausser ma légitimité à prendre des responsabilités mais sur le moment je ne me suis pas du tout posée ce genre de questions. J’y suis allée avec juste l’envie de bien faire et cela m’a permis de faire mon petit bout de chemin sans problème et de gagner la confiance des équipes. Ils ont très vite intégré que j’étais à leurs côtés et que je participais avec eux aux différents travaux, y compris les plus physiques.
Quel est votre secret alors pour ne pas douter ?
Je me suis appuyée sur mes bases d’œnologie bien que ce ne soit qu’une petite partie de mon bagage. Je ne suis pas arrivée en voulant tout révolutionner, j’ai posé des questions, des pourquoi et finalement les gens se rendaient compte qu’il faisait souvent les choses juste par habitude. Quand on veut faire des grands vins qui soient le reflet des terroirs, il y a toujours des petites choses à améliorer. C’est un métier d’apprentissage quotidien.
Aujourd’hui, je veille à ce que les équipes fassent les choses par conviction et non pas par obligation. Je suis très soucieuse dans les projets de biodynamie en cours que tout le monde adhère et partage mes convictions afin de mettre la bonne intention.
Je travaille beaucoup pour nourrir mes réflexions, fonder mes convictions et ainsi créer l’intention. C’est capital l’intention.

Quels sont vos challenges de demain ?
Nous avons déjà réalisé de nombreuses étapes au Château La Lagune avec la certification Bio et maintenant la transition Bio-divin. Tout le domaine est travaillé en biodynamie à 100% depuis 2018 même si ce n’est pas un millésime dont on a forcément envie de se souvenir. En raison des deux orages de grêle, nous n’avons rien récolté.
Cette conversion s’est accompagnée de nombreux projets de biodiversité autour du vignoble depuis 15 ans. Je ne saurai pas dire quel impact exact sur le goût vin mais les marais, le refuge de biodiversité dans la Garenne, les plantations de haies dans le vignoble ou les pierriers ramènent de la vie dans le vignoble et font partie du terroir et du « cadre de vie » de nos vignes. C’est un tout, il y a des liens sensibles et supra sensible qui imprègnent la vigne, le raisin et donc le vin.
Plus concrètement par exemple, cela permettra de ramener des repères d’écho-location pour les chauve-souris prédatrices du ver de la grappe qui aujourd’hui n’ont rien et donc viennent peu dans les vignobles. Autre fait probant, nous observons davantage de milans tourner au dessus des vignes et cela nous aide à réguler naturellement la forte présence des lapins.
Les enjeux sont d’aider la vigne à retrouver un équilibre plus naturel car nous l’avons poussée dans ses retranchements.
On peut facilement imaginer qu’une vigne qui grandit dans un environnement équilibré donnera de meilleurs raisins. En tous cas moi c’est une approche qui me parle.
La biodynamie a aussi des choses à améliorer, c’est une approche dynamique. Notre but est de travailler en harmonie parfaite avec la nature mais par exemple le passage des préparations biodynamiques et des tisanes on augmenté la première année par un nombre non-négligeable les passages de tracteur dans la vigne. Ce n’était pas satisfaisant. Nous avons donc travaillé sur d’autres pistes, comme par exemple, le traitement à dos pour les préparations biodynamiques que nous pratiquons dans les coteaux de l’Hermitage. Finalement à La Lagune, la vigne est moins escarpée, c’est plus facile. Il faut par contre faire changer les mentalités car ce n’est pas dans les habitudes de la région. Le drone est une autre piste même si ce n’est autorisé qu’à titre expérimental aujourd’hui . Nous avons aussi diminué nos passages de tracteurs en faisant moins de rognages et moins de labours. Cela compense. Pour le tassement des sols, nous utilisons des engrais verts pendant l’hiver pour décompacter la terre.

Vous gérez trois propriétés et un domaine plus intimiste, Château La Lagune, Paul Jaboulet Ainé, Château Corton C et Jardin Secret, soit un total de 260 hectares. Comment approchez-vous la reprise d’une propriété ? Avez-vous une méthode ?
La règle d’or est de prendre son temps. Dans les domaines que j’ai repris, les vignes étaient mal en point. La Lagune était appelé la « Belle Endormie du Médoc » . Il y a eu un travail important de remise en forme du vignoble. Elles étaient travaillées avec des méthodes conventionnelles et désherbées chimiquement. Nous savons que cela prend du temps, demande beaucoup de travail et que cela s’accompagne de baisses de rendements les premières années car nous demandons à la vigne de changer son système racinaire en profondeur. Cela peut prendre environ une dizaine d’années pour redonner à la vigne son équilibre global. C’est pourquoi, il ne faut pas vouloir aller trop vite. Il faut commencer par la vigne car cela ne sert à rien à faire des investissements à la cave si la vigne n’est pas en place. Ensuite, il faut laisser le temps agir, la nature a son rythme. La nature ne se presse pas et pourtant tout est accompli. Entrer en harmonie avec son vignoble demande du temps car il n’y a qu’un millésime par an.
Pour diriger ces 3 propriétés, faites-vous cavalière seule ou bien faites-vous aider par d’autres personnes dans vos prises de décision ?
C’est un travail d’équipe, avec mes chefs de culture, maître de chai, vignerons, cavistes et chaque personne qui contribuent à la naissance d’un millésime. J’ai beaucoup travaillé avec Denis Dubourdieu qui était un mentor pour moi, aujourd’hui c’est Christophe Olivier, son collaborateur, qui continue à m’accompagner et c’est une vraie relation de confiance qui s’est installée. Nous travaillons ensemble depuis 15 ans. C’est moi qui prends la décision finale mais elle a été nourrie d’avis complémentaires qui nourrissent ma réflexion et me permettent de rester dans une certaine dynamique. Je suis curieuse de nature et j’aime progresser.
Quels sont les personnes de confiance autour de vous ?
Je suis très proche des chefs de culture. Romain à La Lagune, Sébastien chez Jaboulet et Pierre à Corton C et ensuite des maîtres de chai Maylis, Philippe, Marco, Caroline et Mathieu qui joueront le même rôle à la cave. Ils sont mes yeux et mes mains quand je ne suis pas là. Leur avis sont d’autant plus précieux que j’ai la chance de travailler avec des personnes qui sont là depuis de nombreuses années. La confiance est une valeur essentielle et rare à mes yeux.

Pouvez vous décrire en quelques mots chacune des propriétés ?
La Lagune, c’est un attachement particulier car c’est là que j’ai fait mon premier millésime.
Jaboulet, c’est un vignoble qui a une énergie particulière notamment avec la Chapelle à l’Hermitage
Corton C, j’apprivoise encore la Bourgogne, Le mariage est entrain de se faire. C’est passionnant.
Le Valais, c’est mon espace de liberté !
Les réalités entre les trois propriétés sont très différentes, quel serait le lien qui unirait les trois?
C’est en quelque sorte comme si un pianiste jouait du Bach, du Beethoven et du Chopin. Il y a une technique à la base sur laquelle on parvient à mettre une intention pour faire ressortir l’émotion , la dimension vibratoire.
Quand on a été compétitrice de haut-niveau, quelle importance donne-t-on à la note, aux juges et à la critique ?
Je garde au fond de moi ce tempérament de compétitrice, de rigueur et de vouloir placer la barre toujours plus haute.
Je déguste tous les ans avec les critiques et j’apprécie de partager leur connaissance et leur vision sur ce que nous réalisons. Les recevoir est très enrichissant à titre personnel. Je regarde bien entendu les notes mais je pense qu’il ne faut pas que cela devienne un objectif car c’est le meilleur moyen de passer à côté. En faisant les choses instinctivement avec son cœur, c’est sans doute comme cela que les choses finissent par être reconnues.
Quelles seraient les qualités pour faire de grands vins ?
Être maternelle.

Qu’est-ce qui vous nourrit le plus dans votre quotidien ?
Je lis beaucoup et surtout de tout. De la vigne, à la méditation, à la métamorphose des plantes de Goethe, à la biodynamie ou à Krishnamurti… Ce n’est pas forcément lié au vin ou à la technique mais ce sont des œuvres qui viennent enrichir une philosophie. En ce moment je lis beaucoup sur le physique quantique, j’y trouve des liens avec la biodynamie, c’est passionnant.
Parmi tous les vins que vous produisez, y-en-a-t-il un qui vous tient plus à cœur ?
Je les aime tous pour différentes raisons. La Chapelle a vraiment une énergie particulière.
Y-a-t-il un cépage ou une appellation que vous rêveriez de vinifier ?
C’est mon problème, il y en a pleins ! Dans la Vallée du Rhône, je me suis rapprochée des vignerons qui travaillent les cépages oubliés et nous allons surgreffer du Dureza. Nous travaillons sur d’autres cépages oubliés en Gironde. Dans le Valais, il y a beaucoup de cépages autochtones tels que le Cornalin, Humagne …
Ensuite, le Piémont est une région qui me fascine notamment, Barolo. Toute une partie de ma famille est originaire de la Vallée d’Aoste et avec le Valais en Suisse, ce sont deux vallées qui étaient historiquement connectées. Mon grand oncle avait de la vigne en Vallée d’Aoste à Montjovet et je me toujours dis qu’un jour je retrouverai cette vigne pour y planter du Nebbiolo. C’est un projet qui me tient beaucoup à cœur. J’ai cette curiosité d’aller dans des endroits qui ont un certain magnétisme.
De quoi êtes-vous la plus fière aujourd’hui ?
Je suis fière de la situation actuelle car on m’a toujours dit que ce serait un échec d’avoir voulu passer ces trois domaines en bio et d’amorcer de la biodynamie car cela était incompatible avec des grandes surfaces. Aujourd’hui 260 hectares au total sont en biodynamie et pas une biodynamie de marketing ! Nous pratiquons une biodynamie profondément vécue par l’ensemble de mes équipes.
Et je suis également fière d’avoir toujours au fond de moi cette envie de nouveaux projets et de progression.
Quels sont les vignerons qui vous inspirent ?
Mon mentor reste et restera Denis Dubourdieu. Dans le Valais, Didier Joris est un vigneron en qui j’ai une grande confiance et qui m’aide beaucoup et Marie-Thérèse Chappaz est une femme qui depuis le début a été un modèle. Michel Grisard, pour son engagement ampélographique. Jean Michel Deiss et tant d’autres !
Quand on travaille sur trois régions, comment parvenez-vous à trouver un équilibre entre vie professionnelle et personnelle ?
Il y a très peu de frontières entre ma vie personnelle et professionnelle, l’enjeu est de passer suffisamment de temps avec ma fille Élise (présente lors de l’interview). C’est une organisation de vie où Élise loupe parfois un peu l’école pour venir avec moi dans les vignes !

Quelles sont les valeurs transmises dans la famille Frey?
Nos parents nous ont transmis, à moi et mes sœurs, l’importance de la famille, le sens et la valeur travail. C’est aussi le travail qui nous unit et nous équilibre tous. On a la chance de chacun faire des métiers qui nous passionnent, c’est une source d’équilibre et de bien être. On a grandit avec des parents très présents et attentifs donc la famille représente pour moi l’entraide et la confiance.
Ma mère se souvenait de ce qui m’animait petite, ce que j’aimais spontanément faire. Cela m’a beaucoup aidée lorsque j’ai décidé d’arrêter ma carrière dans l’équitation pour trouver naturellement ma voie. Avec Élise, j’essaie de faire la même chose. J’essaie d’être vigilante, de ne pas l’influencer et de l’accompagner naturellement dans ce qu’elle aime faire.
C’est un peu comme mes vins, je les accompagne, je les guide là où ils veulent aller sans trop les influencer.
Flot de conscience
- Livre: Se libérer du connu, Krishnamurti et La révolution d’un seul brin de paille, Masanobu Fukuoka.
- Film: Je ne suis pas très cinéphile mais Jean de Florette, Inception et Avatar. Ah ! et Free Solo, incroyable !
- Musique: Celles dont je ne me lasse pas …. la musique classique. Le deuxième mouvement du Quartet pour cordes en ré mineur de Schubert ou le Premier mouvement du requiem de Mozart.
Et Sia, j’adore. De Breathe me à Unstoppable, je peux l’écouter en boucle. - Bouteille mémorable: Hermitage La Chapelle 1961 et Château de Fargues 1967
- Plat: Un plat de famille de ma grand-mère et que ma mère fait maintenant à chaque Noël, la soupe VGE de Paul Bocuse. Il y a cette transmission lors des repas de fêtes en famille.
- Couleur: Bleu
- Odeur: Muguet, pivoine et l’odeur du café même si je n’en bois pas, c’est une odeur réconfortante
- Fleur: Myosotis
- Sport: En montagne tant que j’ai les pieds au sol
- Destination: En haut du Cervin
- Dimanche parfait: Au chalet, en montagne le matin et au coin de la cheminée l’après-midi en famille, avec un livre et une belle bouteille.
Pour la suivre sur instagram : @carolinefrey

L’ensemble de ces textes et photos est le fruit d’un travail personnel, passionné, engagé et de longue haleine. Je vous remercie d’avance de militer pour le respect de la création artistique en ligne. Si mon travail vous plait et vous inspire des projets, contactez-moi à marie@cepagescommunication.com. Toute reproduction ou plagiat sont interdits.